Qu’est-ce qu’une photographie ?
dim. 24 juillet 2022 14h15
Qu’est-ce qu’une photographie ? Non pas : qu’est-ce que la photographie ? (C’est déjà suffisamment compliqué comme ça.)
Je me pose la question d’un point de vue très terre-à-terre. Celui d’organiser les informations qu’on peut être amené à associer à une photographie particulière : qu’a-t-on à dire d’une photographie ? comment le faut-il dire ? et puis, d’abord, à quoi a-t-on affaire quand on parle d’une photographie ?
Aparté — Je parle ici d’objets photographiques anciens. Disons, d’avant l’avènement du numérique. En l’espèce, de bien avant : pour faire court, je m’intéresse à ce qui s’est mis en place avant la Grande Guerre.
En constituant peu à peu, d’une façon toute empirique, une base de données des photographies de Cañellas (cf. www.PhotographieDesArtistes.com), j’ai buté, je bute encore sur plusieurs problèmes. De bêtes problèmes de représentation et de modélisation (ici donc sous la forme d’entités et d’attributs dans une base de données).
Certains sont d’ordre documentaire (sources, datation, formats, supports, thématiques) et devraient pouvoir trouver des solutions en s’attelant à l’observation de bases de données de photographies existantes et à la lecture d’études savantes sur le sujet (je n’ai pas encore réussi à en identifier qui soient suffisamment probantes). Certains autres me semblent excéder le cadre strictement documentaire et relever plutôt d’un ordre — je ne trouve pas le bon qualificatif — me semblent plus relever de l’intime conviction que chacune ou chacun peut se forger sur telle ou telle caractéristique d’une photographie. La limite du factualisable dans une photographie en quelque sorte.
Parmi d’autres, je citerais volontiers l’exemple des séries de photographies : nous pouvons tous expérimenter les effets d’une série de prises de vue ; mais qu’est-ce qui, exactement, fait série dans la série ? quel est ou quels sont les seuils, les indices, les marqueurs qui déclenchent cet effet ? et comment les rapporter à la photographie considérée ? qu’est-ce qui distingue alors la dite photographie d’un photogramme ? Enfin, comment modéliser la série : en tant qu’entité ? en tant que relation ?
Je vais essayer d’avancer pas à pas. Les sachants resteront indulgents.
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Une photographie, d’abord, c’est un tirage. C’est un objet. Il se tient en face de moi. Il existe sans moi, tout comme la racine du marronnier résistait à Roquentin dans le parc de Bouville.
Je dis tirage, mais c’est par approximation. Peut-être faudrait-il dire autrement : une image matérialisée ? la matérialisation d’une image ? La matérialité de l’image la rend publiquement accessible. Au même titre qu’une estampe, donc, ou un tableau.
Quand je recense des photographies de Cañellas, je répertorie d’abord des objets identifiables sous une forme matérielle. Par exemple, tel tirage en vente sur eBay. Mais, là encore, c’est un raccourci : sauf très-rares exceptions, je n’ai pas ces tirages en main ni sous les yeux. Je n’en ai que des références, des répliques, des copies, en l’espèce sous la forme de reproductions numériques (généralement même de qualité médiocre, parfois aussi avec une mention en filigrane qui vient masquer certains détails).
Il y a donc d’un côté des tirages « réels » et de l’autre des reproductions de ces tirages. Ce que je collecte et montre dans la base de données, par exemple, ce sont de telles reproductions — qui par ailleurs ont aussi leur matérialité (leurs formats numériques) et, en théorie du moins, leur fiche d’identité (les authentifiant comme la reproduction de tel tirage réel). C’est ce que nous offrent également le catalogue du musée de l’Empordà ou la brochure de Fourquier, cette fois sous forme de reproductions papier. Et, à vrai dire, si l’on veut bien s’y arrêter un instant, les reproductions des tirages sont sans conteste notre principal mode de consommation des photographies : la visualisation des tirages matériels reste l’exception (photographies personnelles, visites d’exposition…) — sans même évoquer ici la question de savoir si l’on a affaire à des tirages originaux ou non (dans ce dernier cas, des tirages effectués à l’initiative d’autres intervenants que le photographe).
Pour l’essentiel de nos expériences, nous ne consommons, nous ne voyons des photographies que des reproductions — dans des livres, des journaux et bien sûr sur le Web. Un peu comme on a pu longtemps n’expérimenter des tableaux que les seules gravures qui en avaient été faites.
De la sorte, nous nous comportons un peu en iconodules, au risque de confondre la consommation des reproductions avec l’expérience de la photographie. (Je formule la remarque mais je ne suis pas le moins du monde en train de défendre la cause de l’authenticité en l’opposant à la dégradation qu’en proposerait la copie : ce serait aller contre l’esprit même de la photographie qui est précisément de permettre la reproduction… Je cherche simplement à, disons, localiser mon objet, à savoir telle ou telle photographie : quand, comment sommes-nous face à une photographie ?)
Et la reproduction me semble donc avoir un statut non négligeable dans la définition de ce qu’est une photographie.
J’en ai fait une entité autonome dans le schéma de la base de données : plusieurs reproductions peuvent avoir été faites de la même photographie, ou plutôt du même tirage d’une photographie. (Et, bien entendu, par ailleurs, plusieurs tirages peuvent avoir été faits de la même photographie. J’y reviendrai.)
La principale question que soulève une reproduction, me semble-t-il, est celle du degré de fidélité au tirage qu’elle reproduit, qu’il s’agisse du support (mais qu’a donc de commun une reproduction numérique avec un tirage sur papier albuminé ?), du format (combien de reproductions restituent-elles la taille de l’original ?) ou encore de la colorimétrie (l’agence photographique de la RMN, par exemple, assure dans un plaidoyer pro domo travailler « au plus près de la réalité »).
Aparté — Là encore, le terme de fidélité n’est sans doute pas très-heureux — c’est pourtant celui qu’on retrouve le plus souvent dans les dictionnaires aux articles copie ou reproduction. Peut-être devrais-je parler de proximité ? (En vrai, comme dit la jeune Jeanne, plus que de fidélité ou de proximité ou d’imitation, j’ai en tête de parler de leurre ; car je crois bien déceler dans la reproduction comme une odeur d’appât. Je ne suis pas sûr d’avoir ici les moyens de développer cette idée.)
Mais peut-être faudrait-il aussi s’interroger sur la relation qu’entretiennent tirages multiples et reproductions ? Faire intervenir dans la conversation la notion de diffusion ? ou alors de — contrebande ? (Les associations menant le monde, j’en viendrais volontiers à parler de contrefaçon. Après tout, qu’est-ce qu’un contretype ? Que signifie vouloir travailler « au plus près de la réalité » ?)
Il y a un côté matériel du tirage, c’est évident, que ne restituera pas la reproduction. Au point qu’on pourrait avancer qu’une reproduction — de celles que nous consommons quotidiennement — est un tirage dématérialisé (et rematérialisé).
L’objet — la visée, plutôt — de la reproduction en effet n’est pas tant la photographie comme tirage particulier que le sujet de cette photographie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Dans une reproduction, la matérialité d’origine est passée par pertes et profits. Quand on parle d’une photographie en retenant pour référence sa reproduction, on s’en tient à l’esprit de cette photographie, pas à la lettre, celle-ci pouvant avoir été plus ou moins bousculée (les recadrages dans les reproductions sont monnaie courante). Dès lors, dans la reproduction du tirage, la rematérisalisation devient anecdotique ; pour le coup, elle ne cherche aucun degré de proximité ou de fidélité au tirage d’origine. Elle peut parfaitement prendre la forme d’un fichier JPEG ou d’une lithographie : nous n’y prêterons aucunement attention (ou, si nous le faisons, c’est en iconodule cuistre, et c’est en vain).
Car un tirage, ce n’est pas juste une image que forge notre imagination (ni une image juste, du reste), c’est bien un artefact. Et même si le terme n’est peut-être pas le plus adéquat, je vais continuer ici d’appeler cet artefact un tirage (et Rollet un fripon).
Une photographie tirée, c’est une photographie qu’on peut exposer, qu’on peut voir. C’est une re-présentation.
Une photographie non tirée — une photographie dont on ne connaît pas de tirage, dont on ne connaît, simplifions, que le négatif —, c’est pour le coup tout un ensemble de nouvelles questions. C’est bien une photographie ; c’est même la quintessence d’une photographie ; la lumière, n’est-ce pas, est bien venue mordre un support préparé à cette fin ; elle a imprimé sa trace, la trace du sujet photographié, son reflet lumineux, son empreinte inversée (une photographie, oui, c’est d’abord ça, une empreinte) ; mais c’est une photographie en quelque sorte inachevée, inaboutie. C’en est seulement le premier moment.
Aparté — Le cas souvent cité de Vivian Maier offre un exemple fascinant d’un tel univers actuel mais encore potentiel. Je me demande comment Aristote — les commentateurs d’Aristote plutôt — aurait catégorisé cet étrange entre-deux de photographies bien réelles mais en puissance seulement. Comme une photographie de Schrödinger.
Accessoirement, combien d’autres Vivian Maier n’a-t-on toujours pas recensées ?
Car l’espoir de la photographie (de telle ou telle photographie), sa promesse, c’est d’être visible, c’est de manifester son empreinte. C’est d’être révélée. Aux yeux d’un seul ou aux yeux de tous, peu importe. Une révélation, c’est toujours une matérialisation, une transformation de la matière. (Associer révélation et transcendance est un contresens sinon une supercherie.) Une empreinte qui ne serait pas visible — disons, l’image latente d’un daguerréotype — n’est pas encore tout à fait une photographie. Pour singer Hegel, dans la photographie, le négatif est un moment de son développement. Le négatif en est le premier moment qui en appelle d’autres. Notamment le tirage. Parfois même les tirages. (Hegel n’aura pas connu la photographie ; il meurt alors que Niépce & Daguerre finalisent leurs essais ; on peut toujours s’interroger sur la lecture qu’il en aurait faite.)
Aparté — Même si le procédé de Louis Daguerre n’utilise pas de bain révélateur, au sens que prendra le terme plus tard, il en marque l’étape et le préfigure. Son procédé s’apparente plus à un bain de vapeur(s). Sur celui-ci, dont le bon équilibre lui réclama de considérables efforts, Daguerre tient des propos fort intéressants tant sur le déroulement de ses différents essais que sur la façon d’en juger les résultats. Le vieil homme surveillait le bain de près.
C’est aussi pour cette raison que j’associe volontiers le bain de révélation de la photographie à celui de la superbe Suzanne surprise au bain par les vieillards de Chassériau (j’ai toujours su pourquoi j’allais au Louvre). En effet, tandis que l’un dépose son brevet, l’autre expose sa toile au salon. Cela se passe en 1839. Pour un peu, je dirais volontiers que nous sommes tous les vieillards de la photographie — plus exactement, les vieillards des photographies.
Le développement donc. Une photographie, c’est un développement, c’est même son développement. Et si le point de départ en peut être fixé, peut-être son point d’arrivée ne le peut-il pas. (Vous savez quand une photographie est prise ; vous savez rarement quand elle disparaît.)
Et le cas diffère de ceux qu’on peut rencontrer ailleurs, je songe ici à l’esquisse en dessin et au brouillon dans l’écriture, où le développement de l’objet final se fait par écrasements ou remplacements successifs. Dans le cas d’une photographie, les différents états co-existent, du moins co-existeront dès lors que la technologie (Talbot et le calotype) l’autorisera.
Ce qui m’intéresse ici, c’est justement cette co-existence. J’ai le sentiment que c’est en interrogeant cette dernière qu’on approchera au mieux ce que peut être une photographie. Celle-ci n’est pas plus (mais pas moins non plus) dans le négatif que dans le tirage positif. Pas plus (mais pas moins non plus) dans un tirage que dans un autre. Et peut-être pas moins (mais sans doute pas plus) dans une reproduction que dans un tirage donné.
En l’absence d’indications éventuelles du photographe, il va sans dire. Quoique.
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Pour en revenir à mon modèle de base de données, j’ai considéré qu’on pouvait s’en tenir à trois entités élémentaires (je laisse de côté ici la question des séries évoquée plus haut) :
- une prise de vue, servant de référence, matérialisée, pour ce qui concerne Cañellas, par une plaque de verre, mais peut-être aussi par des négatifs sur pellicule ; j’ai cru comprendre que ces plaques ou ces négatifs étaient perdus ;
- un tirage, correspondant à ce que nous appelerions un positif ; c’est la matière des transactions qu’on peut suivre à l’occasion sur tel ou tel site de vente aux enchères ; c’est aussi celle des accrochages dans une exposition ;
- une reproduction, correspondant à une copie d’un tirage, prenant la forme d’une illustration dans une publication sur papier ou d’un fichier numérique stocké sur le Web ; c’est ce que nous utilisons au quotidien pour désigner les réalisations du photographe.
Selon ce schéma, une prise de vue donne lieu (ou non) à un ou plusieurs tirages et chaque tirage alimente (ou non) une ou plusieurs reproductions.
- La prise de vue est le support des attributs descriptifs relatifs au sujet photographié (la « vue » à proprement parler).
- Le tirage est le support des attributs relatifs à la matérialité de la photographie (format, support, statut [tirage original ou non]).
- La reproduction est le support de caractéristiques spécifiques à sa propre matérialité (par exemple un format numérique), mais aussi d’informations documentaires sur l’objet photographique en question (titre, datation, lieu de conservation, propriétaire…).
La reproduction est avant tout le support du commentaire sur la photographie concernée. Le premier commentaire étant la restitution du sujet : la reproduction donne à voir ce qu’il serait autrement très-difficile de voir. (Par exemple, les deux photographies de Traviata conservées à Carnavalet ne sont pas visibles autrement que par le biais de leurs reproductions.)
La reproduction est parfois accompagnée de commentaires écrits. Certains peuvent être précieux ; d’autres plus embarrassants qu’autre chose. Ainsi de la lecture des titres donnés aux photographies qui me laisse souvent perplexe : leur hésitation entre description et interprétation du sujet photographié me semble réduire le propos et la raison d’être de ces photographies. Mais il est vraisemblable que ces titres ont pour la plupart été concoctés pour satisfaire aux besoins des moteurs de recherche en ligne ; ils ne sont pas destinés à être lus.
Au cours des itérations sur ce modèle, j’ai assimilé à l’entité reproduction une entité intermédiaire que j’avais dénommée qualification qui servait de support aux informations « de référence », typiquement des informations qualifiant la photographie. Ainsi d’une information d’attribution (à Cañellas), une date de création, un lieu de conservation, la trace d’une vente ou d’une cession. Ces informations sont la plupart du temps manquantes ou, quand elles existent, sujettes à caution. D’un autre côté, si toute reproduction n’est pas toujours qualifiée (et tant s’en faut), toute qualification est toujours accompagnée d’une reproduction.
Sous la menace du rasoir d’Ockham, j’en suis donc venu à confondre les deux entités.
Mais tout ceci demeure évidemment un schéma idéal et inapte à rendre compte de plusieurs questions additionnelles.
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Quelques exemples de telles questions pour clore provisoirement le chapitre et donner matière par avance à un futur billet.
♦ Un tirage ou plusieurs tirages ?
D’une reproduction on peut raisonnablement penser qu’elle reproduit un tirage, quand bien même il s’agirait d’une reproduction (une copie) d’une reproduction. Mais face à deux reproductions de la même vue présentant des différences sensibles, quelle attitude adopter ?
Dans le cas cité plus haut de JMC 4690, les différences formelles entre les deux reproductions semblent finalement disparaître à l’analyse et il semble bien qu’elles reproduisent une même source.
Dans un cas comme celui de JMC 589 ci-après, les différences paraissent au premier abord irréductibles. Dans les deux cas, on observe bien la production d’un tirage par accolement des deux morceaux brisés de la plaque de verre mais, autant la version à gauche ci-dessous garde et affiche la trace de la brisure, autant la version de droite essaie de la gommer, sans toutefois y parvenir complètement. Aurait-on affaire à des reproductions de deux tirages distincts ? L’hypothèse est envisageable si l’on songe que la reproduction fournie par Fourquier (p. 50 [voir aussi celle du blog de Marcelo Caballero, citée dans la base PhotographieDesArtistes]) offre encore une autre version où le coin supérieur gauche n’a pas été joint au reste de la plaque lors du tirage et laisse donc la zone s’afficher en noir.
Il semble bien que plusieurs tirages différents de la même photographie JMC 589 soient attestés. Pour autant, la reproduction de droite ci-dessus est-elle celle d’un tirage distinct de la reproduction de gauche, ou ne s’agirait-il pas plutôt d’un travail de retouche effectué sur la version numérique de la reproduction pour masquer autant que faire se peut la ligne de brisure ? (La faible qualité de la reproduction ne permet pas de se prononcer.)
♦ Quel statut accorder aux reproductions tirées de publications imprimées ?
Ma quête des clichés de Cañellas m’a amené à explorer diverses ressources et notamment tout un ensemble de revues du tout début du XXe s. qui accumulent les photos de nus (évidemment dans une pure perspective artistique). La plupart du temps les clichés reproduits ne sont pas attribués, mais il est parfois aisé d’y retrouver des reproductions de clichés de Cañellas.
Ainsi de la revue Mes Modèles, dont un certain nombre d’exemplaires ont été numérisés par la BnF dans Gallica et dont, pour certains, les contenus sont partiellement voire totalement alimentés par des photographies de Cañellas comme dans ce numéro 36 du 20 avril 1906 dont au moins dix clichés lui sont attribuables.
Et donc, quel statut accorder aux reproductions de ces publications, sachant qu’elles ont vraisemblablement constitué le vecteur de diffusion le plus puissant pour la production de Cañellas ? La question ne vaut, bien entendu, que si l’on entend prendre en considération la notoriété du photographe, à défaut de pouvoir s’en remettre au point de vue du photographe lui-même. À ce jour, les « affaires » de Josep Maria Cañellas me sont inconnues.
Mais la question vaut aussi du fait que, à ma connaissance du moins, pour nombre d’entre elles, il n’existe pas d’autres traces de ces photographies que leurs reproductions dans ces revues.
♦ Et quel statut accorder aux « produits dérivés » ?
Et par exemple les chromolithographies illustrant les paquets de cigarettes algériennes, comme dans l’exemple ci-dessous (JMC 5781) qui présente des reproductions de trois versions de la même photographie : la reproduction d’un tirage d’origine (selon toute vraisemblance) ; celle d’une version imprimée dans la revue Mes Modèles citée ci-dessus, légèrement recadrée et dont la signature a été gommée ; celle d’une version imprimée sous forme de carte publicitaire, encore plus fortement recadrée (mais laissant deviner la signature) et surtout fortement retouchée (pour convenance à la loi).
Dans les trois cas, il est indubitablement question d’une photographie de Cañellas — de la même photographie de Cañellas.
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Notes & références
⬧ L’illustration d’en-tête est un détail d’une photographie enregistrée sous le numéro 525 dans le mystérieux album de la BnF que j’ai déjà évoqué plusieurs fois et dont je pense que les deux cents photographies sont toutes de Cañellas. On trouvera de nombreuses citations de cet album dans la base PhotographieDesArtistes.
⬧ J’ai pris l’exemple des séries de photographies parce que c’est une entité qui s’est progressivement imposée à moi à l’observation du corpus de Cañellas. Ce qui, au départ, m’était apparu anecdotique, s’est progressivement mué en un élément de lecture majeur des prises de vue du photographe — et pas seulement des nus. L’album de la BnF déjà cité en offre d’intéressants exemples, d’autant plus intéressants que l’album se soucie somme toute assez peu de rendre compte des séries qu’on ne peut pourtant pas ne pas déceler : les vues issues d’une même séance de poses sont régulièrement dispersées à plusieurs pages de distance les unes des autres sans clair motif.
Dans ce cas précis, la motivation de la série tient évidemment au modèle. À de nombreuses reprises, Cañellas semble n’avoir pas lésiné sur le nombre de prises de vues qu’il réalisait avec tel ou tel de ses modèles. Parmi les séries dont les éléments affichent une signature et un numéro, les numéros extrêmes laissent parfois entendre qu’une cinquantaine, une soixantaine, voire plus, de photographies furent prises. Plus exactement, furent tirées. Compte tenu des contraintes techniques, je trouve ces chiffres assez conséquents. Cañellas se faisait-il assister ? Jonglait-il entre plusieurs appareils de prise de vue ?
On se souviendra qu’il déposa un brevet pour un « système de commande pour la production des photographies animées », un dispositif pré-cinématographique permettant d’enchaîner les prises de vues à un rythme contrôlé par l’opérateur. Je vois ce dépôt de brevet comme un aboutissement de sa démarche esthétique, cherchant moins à créer le cinématographe qu’à se doter d’un système apte à générer des séries (Fourquier y lisait, quant à lui, la quête par Cañellas de l’animation comme couronnement de sa « pratique assidue de l’instantané » [p. 7] ; ce n’est pas incompatible).
Pour en revenir au nombre de clichés pris en une séance, je les trouve conséquents, mais peut-être sont-ils conformes aux pratiques des photographes du temps ? Du coup, je me demande si le modèle était payé forfaitairement, à la durée, ou bien au nombre de vues, ce qui me paraît moins vraisemblable. J’ai trouvé ici ou là quelques informations parcellaires sur les tarifs, mais il faudrait consolider et questionner ces informations de plus près. Par exemple, existait-il une modulation des tarifs en fonction de ce qu’on pouvait exiger des modèles ?
⬧ Les références au catalogue du musée de l’Empordà et à la brochure de Fourquier sont citées au début de la présentation de la base de données Photographie des Artistes.
⬧ Je ne sais pas si l’emploi des mots tirer, tirage en photographie s’est fait par référence (ou par analogie) à celui qu’ils avaient déjà soit en imprimerie soit dans ce qu’on commence alors à appeler les arts plastiques (bildenden Künste). Il faudrait en tracer l’apparition de manière fine.
Ces termes apparaissent très-tôt dans le vocabulaire de la discipline, quoiqu’ils ne semblent pas attestés dans la communication d’Arago (1786-1853) à l’Académie des Sciences le 19 août 1839, alors qu’il introduit par exemple celui de pellicule pour désigner la couche photosensible dont on revêt la plaque d’un daguerréotype. Le sujet de préoccupation majeur est alors celui de fixer l’image (une image unique donc) sur un support et la discussion porte sur les moyens les plus efficaces et les plus économiques d’y parvenir. (Le fameux compte rendu est disponible sur Gallica, pp. 250 sqq. On trouve une intéressante mention du terme tirage à l’occasion d’un post-scriptum où Arago précise que « les essais de M. Daguerre tendaient […] à la conservation de ses images et non à un tirage d’épreuves » [p. 411].)
Il me semble que, dans le contexte de la photographie naissante, le terme de tirage récupère le double sens de reproduction (le terme est employé par Arago), pour qualifier d’une part la ressemblance avec un sujet original dont on reproduit les traits (comme dans l’expression « tirer qqn au naturel » commune en sculpture ou en peinture) et d’autre part la réplication à partir d’un même original (comme pour une estampe tirée à plusieurs exemplaires). L’analogie avec les arts plastiques est du reste très-prégnante ; Arago parle à propos des réalisations de Niépce et de Daguerre de « dessins » ou de « tableaux » : « les tableaux sur lesquels la lumière engendre les admirables dessins de M. Daguerre » (on n’oubliera pas que Daguerre était peintre par ailleurs).
Niépce : « me livrer… à la copie des points de vue d’après nature » (lettre à Daguerre du 4 juin 1827). La photographie — l’héliogravure — s’inscrit d’emblée dans la perspective de reproduire. Le fétichisme d’un « original » est totalement absent de ces premières réflexions. Il ne s’imposera qu’à l’occasion d’un basculement des points de vue, cette fois dans la crainte d’être reproduit. Il n’est pas exclu d’y voir la mainmise de l’ordre marchand petit-bourgeois ; sa gestion avaricieuse de la rareté.
Sur ce sujet, j’ai fait grand profit du point de vue de Stephen Bann sur le parallèle à tracer entre gravure et photographie et les lectures anachroniques que nous pouvons parfois être tentés de faire des développements de la technique photographique. Cf. Stephen Bann, « Photographie et reproduction gravée », Études photographiques [En ligne], 9 | Mai 2001, mis en ligne le 10 septembre 2008, consulté le 21 juillet 2022. URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/241
⬧ La Suzanne de Théodore Chassériau (1819-1856 ; il meurt l’année de la naissance de Cañellas) est exposée au Louvre (présentation ici). Théophile Gautier (1811-1872) nous décrit le tableau dans l’un de ses articles relatifs au Salon de 1839 (pp. 29-30).
⬧ Le mot développer, tout comme son antonyme envelopper, d’où dérive le mot développement, est d’une origine incertaine et quelque peu obscure. Je ne m’y attendais pas. Le TLFi indique : de l’a. fr. voloper « envelopper, entourer » (XIIe-XIVe s. ds GDF.; cf. aussi l’a. prov. volopar et les formes ital. REW3 3173, 3), d’orig. obsc., peut-être à rapprocher du lat. médiév. aluppa « copeau, brin de paille » (Xe s., CGL 5, 525, 32), avec influence du lat. volvere « faire rouler ».
Développer, ce serait ainsi dégager quelque chose de la paille qui la protège — un peu comme on déballe une précieuse bouteille de vin de sa caisse empaillée —, ce serait donc en quelque sorte dévoiler. Le développement comme moment de vérité.
⬧ Pour compléter les deux vues de Traviata à Carnavalet, voir aussi la série Traviata dans la base PhotographieDesArtistes qui me semble illustrer d’une façon fascinante les différentes étapes d’une séance de prises de vue — « qui finit en nu intégral » comme le chantait le grand Charles.
⬧ Les revues « artistiques » du début du XXe s. accumulant des photographies de nus ont fait l’objet d’un intéressant travail de thèse de la part de la chartiste Manon Lecaplain. Voir par exemple l’entretien qu’elle donne dans les Chroniques chartistes et une présentation synthétique de son travail sur le site de l’École des Chartes. Et je ne désespère pas de lire un jour sa thèse.
⬧ Sur les chromolithographies utilisées par les cigarettiers d’Algérie, je renvoie à un précédent billet ici-même. Le débouché commercial offert par ces produits dérivés aurait sûrement été pris en considération par Cañellas, mais sa mort précoce, antérieure semble-t-il au démarrage de cette activité, ne permet pas d’assurer qu’il ait été le commanditaire de l’opération.
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Mots-clés
Photographie, tirage, reproduction, base de données, modèle entité-association, Josep Maria Cañellas.
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